Esther Delisle: celle par qui le scandale arrive

 

Première publication: Au fil des événements (Université Laval), 12 septembre 1992


Le chanoine Lionel Groulx était-il raciste, antisémite et fasciste? Une étudiante au doctorat en science politique a en tout cas découvert qu'on ne s'attaque pas impunément à un monument national...

Esther Delisle, "celle par qui le scandale arrive", a finalement obtenu son doctorat en science politique, la semaine dernière, dans une salle du pavillon Louis-Jacques Casault remplie de "partisans" et de curieux venus assister à sa soutenance -certains attirés par la publicité inhabituelle créée par sa thèse, Antisémitisme et nationalisme d'extrême-droite dans la province de Québec 1929-1939. Il aura fallu à la candidate attendre deux ans pour décrocher son diplôme, période pendant laquelle elle est passée dans la moulinette des médias.

Il n'est pas inhabituel qu'un jury évaluant une thèse soit divisé, mais dans ce cas-ci, la chercheure de 38 ans avait jugé que les choses traînaient un peu trop en longueur. Le dépôt préalable avait été effectué en août 1990, et Esther Delisle a présenté une plainte au protecteur universitaire en janvier 1992, lequel a reconnu qu'il s'agissait d'un délai anormalement long. La semaine dernière, c'est "à la majorité des voix" que la candidate a obtenu son diplôme, ce qui signifie qu'une opposition a été manifestée par un ou deux des cinq membres du jury.

D'un article de L'actualité en juin 1991 à un autre dans The Gazette, en passant, entre autres, par une entrevue télévisée avec Denise Bombardier, des textes d'experts dans Le Devoir et même un débat organisé à l'Université de Montréal, la thèse d'Esther Delisle, dirigée par Jacques Zylberberg, du département de science politique -un autre chercheur fort controversé- s'est méritée un intérêt médiatique inhabituel pour un travail de doctorat. Et elle a été récupérée par tous ceux qui y trouvaient avantage (Morcecai Richler, par exemple, en a utilisé les conclusions dans son article décrié du New Yorker). Mais la plupart des journalistes, alléchés par une nouvelle si croustillante, laquelle le devint encore plus lorsque fut soulevée l'hypothèse d'un "blocus institutionnel", ne se sont pas risqués à émettre l'hypothèse inverse, à savoir qu'Esther Delisle aurait pu commettre des erreurs. Ce biais a contribué à créer, dans l'opinion publique, l'image simplifiée d'une étudiante-victime en train de combattre courageusement seule contre tous.

Beaucoup de qualités, certaines carences

Esther Delisle dit aujourd'hui n'avoir aucun regret: pour l'ensemble de cette publicité (qu'elle affirme n'avoir jamais sollicitée), comme pour l'ensemble de sa recherche, qui l'a conduite jusqu'à l'Université hébraïque de Jérusalem pour s'y initier à l'analyse de l'antisémitisme, elle serait prête à refaire exactement la même chose.

Il faut dire que même les jurés insatisfaits ont souligné vendredi dernier, lors de la soutenance, que cette thèse possédait de grandes qualités, en particulier dans les chapitres théoriques initiaux, qui définissent les concepts de racisme et d'antisémitisme.

Les objections portent plutôt sur la façon dont a été menée l'analyse de contenu du Devoir et des autres sources, sur le fait qu'accuser le chanoine Groulx de racisme et d'antisémitisme n'est, en soi, pas nouveau, contrairement à l'opinion répandue, et surtout, sur l'absence de mise en contexte.

À court terme, la nouvelle docteure en science politique -et non en histoire, comme on l'a souvent lu- n'a pas de projets, si ce n'est de se reposer. Elle aimerait bien, toutefois, poursuivre des recherches sur des "thèmes connexes". À toute chose malheur est bon: la controverse a attiré l'attention d'un éditeur. La thèse, élaguée, paraît cette semaine chez L'Étincelle, sous le titre Le traître et le juif .

Le débat continue

Esther Delisle a-t-elle été la victime d'un "blocus institutionnel", créé par une élite aux yeux de laquelle Lionel Groulx demeurerait un monument intouchable? Ou ses difficultés viennent-elles du fait qu'elle a produit une analyse historique qui arrondit trop les angles et manque singulièrement de mise en contexte? Bien que la politologue ait maintenant son diplôme en poche, le débat n'est pas près de prendre fin.

Absence de mise en contexte: ce fut là, en effet, l'argument-clef du débat. Esther Delisle, a-t-on dit, aurait produit une thèse de doctorat en science politique négligeant l'aspect historique. Jean-Marc Léger, directeur de la Fondation Lionel-Groulx, à Montréal, soutient ainsi qu'on ne peut prendre les concepts modernes de racisme et d'antisémitisme, et les plaquer sur la société des années 30 sans la moindre mise en contexte. Autrement, c'est toute la chrétienté qui devrait être taxée d'antisémitisme: "n'oublions pas que jusqu'au Concile Vatican II, on priait pour la conversion des juifs."

Étant chrétien, et prêtre de surcroît, ajoute Richard Jones, historien à l'Université Laval, "Groulx ne pouvait pas aimer les juifs". Ce n'était pas exclusif aux catholiques: l'université McGill a longtemps maintenu des critères d'admission plus sévères pour les juifs. Richard Jones, qui a travaillé sur le nationalisme, et qui est le premier à reconnaître que les idées de Groulx sont aujourd'hui dépassées, s'étonnait, l'an dernier, qu'on puisse songer à le ranger parmi l'extrême-droite de l'époque. "Il y avait des gens beaucoup plus d'extrême-droite que lui", à commencer par Adrien Arcand. Lors de la soutenance, Pierre Anctil, membre du jury, s'est lui aussi étonné de l'absence totale d'Arcand dans cette thèse.

Certes, Esther Delisle souligne que Lionel Groulx n'était pas un cas isolé: son travail porte, officiellement, sur l'antisémitisme et le racisme dans le Québec de l'époque, et non sur Groulx. Pour la période 1929-1939, la chercheure recense dans Le Devoir plus d'un millier d'articles qu'elle qualifie "d'antisémites", en plus des manifestes du mouvement Jeune-Canada (dont faisait partie, entre autres, un certain André Laurendeau, qui s'en excusera 15 ans plus tard), et du mensuel L'Action française. Mais, soutient-elle avec force, le maître à penser de tous ces intellectuels, celui d'où originent ces propos "délirants", n'est nul autre que Lionel Groulx.

Racisme et nationalisme

Le racisme, rappelle Esther Delisle, renaît chaque fois qu'un groupe voit sa position menacée. Or, au début du XXe siècle, la société occidentale a de quoi se sentir désemparée: urbanisation et industrialisation galopantes, montée du communisme, etc. Au Québec, la domination anglophone se fait plus pesante que jamais, et l'Église voit son pouvoir diminuer dans les villes. Il faut des coupables: les étrangers sont pour cela tout trouvés. Et parmi eux, les juifs.

Mais la chercheure frappe plus fort lorsqu'elle met sur le même pied ce processus et celui ayant conduit au nazisme et à l'holocauste. Le discours est le même, pointe-t-elle du doigt: les juifs ennemis de la nation, menace pour la société chrétienne... Lionel Groulx, sous le pseudonyme de Jacques Brassier, parle par exemple de "l'internationalisme juif" qui comprend de "dangereux agents de dissolution morale et sociale à travers le monde." Prônant une politique d'achat chez nous», il conclut que des juifs, il ne subsisterait plus que ce qui pourrait subsister entre soi. Le reste "aurait déguerpi, se serait facilement dispersé".

Mort en 1967 à l'âge de 89 ans, Lionel Groulx fut, tous les historiens s'entendent au moins là-dessus, un maître à penser de son époque: prêtre, professeur d'histoire à l'université de Montréal, auteur de nombreuses études historiques, défenseur des Canadiens français, "père du nationalisme québécois", selon Claude Ryan, il avait, selon l'ancien journaliste Jean-Marc Léger, pour seule préoccupation "le devenir de son petit peuple". Quoi de plus naturel, poursuit-il, que de promouvoir l'achat chez nous», pour un intellectuel qui se désole de voir ses compatriotes dominés économiquement par les étrangers?

Esther Delisle, bien sûr, a elle aussi une thèse à défendre, qui déborde du cas Lionel Groulx pour s'étendre au nationalisme en général: en entrevue, elle explique cela par le fait qu'elle s'oppose à l'idée qu'un groupe de gens "puissent décider de ce qui est bon pour les autres". C'est ce qu'aurait fait Groulx en déclarant que la bourgeoisie canadienne-française avait "trahi", parce qu'elle n'avait pas défendu les valeurs catholiques et rurales qui, pour lui, étaient fondamentales à sa survie. Plus important encore, la chercheure rapproche de la pensée de Groulx l'ensemble du discours indépendantiste moderne, en prenant pour appui ces indépendantistes qui, lors du référendum de 1980, disaient des Yvette qu'elles avaient "trahi".

C'est cette façon de voir le nationalisme en général qui sous-tend toute sa thèse. Il n'en faut pas plus à ses adversaires pour voir là la marque d'un pamphlet politique, et non d'un travail de doctorat.

Pascal Lapointe